Paris Match : Le film « Négociateur » sorti récemment sur les écrans, dépeint, pour la première fois un homme dont le rôle est généralement plus discret. Quelle est sa fonction précise ?

Michel Marie : Apporter une assistance à la gestion d’incidents graves tels que prises d’otages ou forcenés. C’est l’autre volet de la mission générale du RAID qui comporte aussi la lutte antiterroriste.
Pour répondre précisément, nous parlons chez nous non pas d’un « négociateur » mais d’une « équipe de négociation » constituée, pour le noyau dur, du chef du RAID ou son adjoint et de moi-même, entouré d’un petit groupe aux compétences variées (médecin, psychologue, etc.) mais si quelqu’un d’extérieur à cette équipe se révèle utile, nous n’hésiterons pas à l’intégrer. Le rôle de notre médecin, par exemple, n’est pas seulement d’assister médicalement, mais aussi de conseiller, de nous donner une « couleur » de la situation stratégique, complémentaire de celle que nous percevons. Il est aidé en cela par des années de pratique au sein de services d’urgence, complétées par des formations en traumatologie. Par ailleurs, il est moniteur de plongée et breveté parachutiste ! Le nôtre a été confronté en 1992 à un homme reclus dans un schéma de type « fort chabrol » qui,terrorisé par les policiers de l’Antigang, avait appelé le SAMU à son secours ! Après une dizaine d’heures de négociation et rassuré par la présence de l’homme en blanc, il s’est finalement rendu à lui, sans aucune violence.

PM : Etes-vous intervenu dans des cas où c’est un policier spécialisé qui se retrouve dans la situation du forcené preneur d’otages ?

MM : Pas au RAID, mais c’est déjà arrivé en France, avec un agent de la force publique ou un militaire. Cela ne change rien à notre analyse et à notre comportement. Il ne faut pas oublier que mon travail est pour moitié de préparation, pour un quart de mise en scène et pour 25% d’exécution. Avant tout, je dois comprendre qui est l’individu et pourquoi il en est arrivé là : conflit familial ou professionnel, problème de santé, etc.. Sauf cas exceptionnels, la famille ne sera pas utilisée directement dans la négociation, contrairement à ce qui est montré au cinéma, mais seulement comme un élément important dans la constitution du profil de l’individu.

PM : Un négociateur peut-il s’opposer violemment au responsable de l’unité d’intervention quant à la marche à suivre ?

MM : Cela ne peut arriver chez nous. Aux Etats-Unis, les négociateurs sont totalement coupés, dans leur structure même, de l’unité d’intervention. Ce sont des médiateurs. Leur rôle est souvent de préparer le terrain à l’intervention. En France, la cellule de négociation fait partie intégrante du groupe. Et le premier souci du RAID est de résoudre les situations de crise sans effusion de sang. Outre-Atlantique, le chef de groupe d’intervention ne négocie jamais. D’ailleurs, les policiers américains ont tiré les leçons de leurs échecs et se montrent très intéressés par nos méthodes. Le massacre de la secte Waco a été dans ce cadre une sorte de révélateur.

PM : Comme aux Etats-Unis, la direction des opérations peut-elle passer successivement de l’unité d’assaut aux négociateurs, puis au FBI ?

MM : En France, seul le Préfet – représentant de l’Etat- est responsable. Il est clair que lorsque le RAID est appelé à intervenir sur ordre du Directeur Général de la Police National, c’est que l’on a affaire à une situation particulièrement complexe et dégradée. Même si nous nous « approprions » le territoire de crise, nous travaillons en coordination avec l’autorité, que nous informons minute par minute. En quatorze années de RAID, je n’ai jamais été confronté à une opposition entre notre analyse et la prise de décision finale. Encore une fois, l’objectif pour nous tous est de préserver la vie non seulement des otages, mais aussi du forcené. Nous l’avons payé cher en perdant deux de nos hommes, Christian Caron et Fernand Seither, lors d’une intervention de ce type , à Ris-Orangis en août 1989, au cours de laquelle notre « adversaire » a eu la vie sauve.

PM : Vous avez rappelé qu’en France, la négociation est toujours la voie privilégiée. Pourtant les deux tiers des affaires sont résolues par une intervention…

MM : Même si mon travail n’avait pu sauver qu’une seule vie, je crois qu’il serait déjà, en cela, fondamental. Et puis, intervention ne veut pas dire mort du preneur d’otages. Lorsque c’est le cas, l’ensemble du service ressent avec amertume, comme un échec. Mais au regard de l’analyse à froid de l’enchaînement des faits, cette disparition est toujours apparue inéluctable.

PM : Il arrive que les otages subissent le syndrome de Stockholm et passent du statut de victime à celui de complice. Est-ce que cela complique votre tâche ?

MM : Pas dans un premier temps, puisque, compte tenu de cette relation paradoxale de sympathie, les chances de l’otage de rester en vie augmente. Mais ensuite, la position de « méchant » que prennent les policiers peut provoquer chez les victimes des attitudes de « complicité » avec le criminel, pouvant aller jusqu’à dénoncer nos éventuels plans d’action.

PM : Ce syndrome peut-il atteindre le négociateur lui-même ?

MM : Je ne le crois pas. Au cours des conversations, il peut naître une certaine sympathie, mais arriver à considérer ses collègues comme des ennemis appartient heureusement au domaine du cinéma.

PM : Lors du premier contact physique avec le forcené, ressentez-vous un sentiment de peur ?

MM : C’est le premier contact téléphonique qui est le plus dur. On a la bouche sèche comme pour un exposé à la fac. Va t’on parvenir à établir cette nécessaire relation avec l’adversaire ? Le contact physique s’inscrit dans une logique de réédition que l’autre a déjà mentalement admise. La peur, on la ressent au démarrage et après le dénouement, jamais pendant. Dans l’affaire H.B, je suis entré le premier dans la salle de classe pour tenter de nouer le dialogue avec lui. En voyant les enfants cet homme cagoulé, dissimulé dans la pénombre, je peux dire que j’ai eu peur pendant une dizaine de secondes. Et puis, le naturel est revenu au galop !

PM : Rétrospectivement, avez-vous eu, dans certaines affaires, le sentiment d’avoir risqué votre vie ?

MM : Ma fonction, comme celle de mes collègues, n’est pas de finir en héros ! Il nous est arrivé cependant d’avoir ce sentiment. Pendant l’affaire H.B, évidemment. Mais il y a eu d’autres cas, d’apparence plus banale, comme celui de ce forcené retranché depuis trois jours au dixième étage d’un immeuble et qui menaçait de se jeter dans le vide. Il était à la fois sous l’emprise de médicaments et d’alcool. Par un concours de circonstances, je me suis retrouvé prisonnier, seul et non armé, de cet homme qui me menaçait d’un tournevis. Pendant une fraction de seconde, je me suis demandé : « Comment cela va-t-il tourner ? » Et puis on a réussi à discuter jusqu’au petit jour, et il s’est rendu.

PM : Qu’est ce qui vous permet de supporter le stress que vous subissez depuis quatorze ans ?

MM : Dans mon travail, il y a aussi l’acquisition de connaissances dans des domaines aussi variés que la stratégie, la dynamique de prise de décision, la psychiatrie criminelle… Mon job est en fait celui d’un perpétuel étudiant en sciences humaines (rires). L’autre motivation, la plus importante, est le rôle de régulateur social. Avant le RAID, j’ai fait dix ans de commissariat durant lesquels 80% de mon temps étaient consacrés au service public. Au RAID, unité d’élite, c’est la même chanson, mais dans des conditions extrêmes. C’est ce caractère particulier des situations que nous vivons qui nous donne la force nécessaire. L’état de crise génère une énergie pure : les choses deviennent simples, presque manichéennes. Les individus se dépassent et font preuve de capacités véritablement extraordinaires. Cela ne nous rend pas toujours facile le retour à la vie normale.

PM : Comment votre épouse et vos quatre enfants vivent-ils ce travail hors du commun ?

MM : Mon épouse l’admet mieux aujourd’hui qu’hier. Elle s’habitue, enfin, je le pense. ..Mes enfants comprennent plus ou moins bien, selon leur âge, le rôle qui est le mien. Ils ont un papa à la fois policier, conférencier, représentant du RAID à l’étranger (nos techniques s’exportent bien !) et musicien. Ce n’est pas simple à gérer pour les plus jeunes. A la maison, je suis toujours très détendu. J’aime lire les grands philosophes en particulier Baltasar Gracian, le jésuite rebelle du XVII° siècle mais aussi des romans. Le premier patron du RAID, Ange Mancini, disait : « Privilégier la négociation par rapport aux armes, ce n’est pas préférer les mots aux armes mais choisir les mots comme une arme »

PM : Vous avez participé à près de 200 interventions. Quelle a été la plus difficile pour vous ?

MM : L’affaire HB, sans aucun doute. Vingt et un gamins séquestrés dans une classe de maternelle. Quarante-six heures, sans une minute de sommeil. Dans un premier temps, j’ai pensé que c’était un déséquilibré qui pourrait se transformer en « mass murder ». En arrivant, nous avons peu d’éléments : huit feuillets tapés sur un ordinateur à l’intention du ministre de l’intérieur Charles Pasqua. Ensuite, on voit sur la porte de la salle de classe une étiquette format A4 : « Si la police entre, je fais tout sauter ». Les tireurs observateurs postés à l’extérieur nous informent de la présence d’étiquettes identiques sur les fenêtres de la salle. L’analyse immédiate des huit feuillets révèle que nous avons affaire à un individu supérieurement intelligent, extrêmement précis, cohérent, à tendance paranoïaque. Le caractère d’imprimerie utilisé, l’Arial, peu employé dénote une personnalité méticuleuse et sans fantaisie aucune. Son deuxième texte et ses revendications financières irréalistes soulignent l’aspect paranoïaque avec, en outre, une phase ascendante de délire. Dès 10 heures du matin, j’avais pu, grâce à un petit périscope, voir l’homme agenouillé au fond de la salle, un sac ouvert devant lui. Sur ce sac, il y avait une planchette en bois avec des fils électriques et des bâtons d’explosifs. L’affaire était de toute évidence extrêmement grave et allait certainement durer. J’ai demandé alors au chef du RAID, Louis Bayon, l’autorisation d’entrer en contact avec H.B pour amorcer la négociation. Je me présente devant la porte, portant ma combinaison noire, sans arme ni gilet pare-balles. Je frappe, entrouvre la porte, montre mes mains et me présente. Lui, d’un geste énergique, me fait signe de sortir. Je tente d’insister, il me montre à nouveau la porte. Sans un mot. Je lui propose alors de communiquer par écrit dans un délai de cinq minutes. Le délai écoulé, je lui propose l’installation d’un téléphone pour que les enfants puissent parler avec leurs parents. Il accepte. Je reviens dans la classe et commence à converser naturellement avec la maîtresse et les enfants, en plaisantant pour détendre l’atmosphère. Louis Bayon prendra peu de temps après le relais du dialogue.

PM : Que devient votre rôle à ce moment-là ?

MM : Je décide de m’occuper des parents, 50 à 60 personnes rassemblées dans le gymnase. Il y a là toute la palette des comportements humains. Celui qui veut résoudre lui-même la prise d’otages, les crises de nerfs, mais aussi la confiance en la police. C’est une autre négociation que de m’imposer à eux.

PM : Avez-vous pensé dès le début que cette affaire pourrait avoir une issue pacifique

MM : Dans ce type d’affaire, on ne se projette pas dans l’avenir. On se coupe de tout ce qu pourrait « distraire » la concentration nécessaire. Pendant ces deux jours, je n’ai pas téléphoné chez moi. Du début à la fin, nous nous sommes trouvés dans une situation paroxystique avec le risque à tout moment d’une explosion volontaire ou non. Cela aurait entraîné la mort des otages, mais aussi probablement celle de l’équipe du RAID, présente à quelques mètres. Ensuite, tout s’est enchaîné d’une manière non programmée avec la conclusion que l’on connaît.

PM : Qu’avez-vous ressenti à la libération des enfants ?

MM : D’abord un sentiment de soulagement et, immédiatement après, une peine immense pour cette issue fatale. Et puis la joie intense d’annoncer aux six couples restés sur les lieux que leurs enfants étaient sains et saufs. Ils m’avaient fait une confiance totale, et notre contrat était respecté. En cas d’échec, mon rôle aurait été aussi d’informer les familles. Je ne l’oubliais pas. Ensuite, de retour au « bureau », la famille du RAID est restée entre elle jusqu’au soir, avant de regagner ses foyers respectifs. La suite allait nous démontrer qu’il est plus difficile de gérer une victoire que d’assumer une défaite. »

Article de « PARIS MATCH » publié lors de la sortie du film « Le négociateur » en 1998, entretien avec le Commandant Michel Marie, négociateur au RAID.

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