« ENTRETIEN. Dix ans après, Jay et Corinne acceptent de raconter leur 13 Novembre. Lui mène l’assaut contre les terroristes et elle s’occupe de l’identification des corps. Deux policiers face à l’impensable.

« Focalisés sur l’objectif. » Quand ils pénètrent dans le Bataclan, ce 13 novembre 2015, Corinne et Jay doivent mettre de côté leurs ressentis pour accomplir leur mission. Cette policière de 45 ans à l’époque fait partie des effectifs mobilisés pour effectuer les constatations sur les corps enchevêtrés afin de permettre les identifications, « pour les familles », insiste celle qui était alors cheffe de groupe criminel au 2e district de police judiciaire (DPJ).

Chef de groupe opérationnel à la BRI (Brigade de recherche et d’intervention), Jay, 42 ans, pénètre lui dans la salle de concert avec son équipe sans savoir où et combien sont les terroristes. « Nous à la BRI, on s’est occupés des vivants », « et nous des morts », confient dans une même phrase ces deux policiers qui témoignent ensemble, dix ans après les attentats du 13 novembre 2015. Et d’ajouter : « S’occuper de la meilleure façon des morts c’est aussi aider les vivants, leurs proches. »

Des opérateurs de la BRI lors de l’hommage national rendu aux victimes du terrorisme, en 2018 © AFP – Karine Pierre / Hans Lucas

Le Point : Vous expliquez combien vous avez dû vous concentrer sur la mission à accomplir quand vous entrez dans le Bataclan, et mettre de côté votre ressenti face au massacre que vous découvrez…

Jay : Quand on entre, sous la lumière blafarde des projecteurs, tout le monde est couché. On croit qu’ils sont tous morts parce que personne ne bouge. On comprendra après que dès qu’ils faisaient un mouvement, ils se faisaient tirer dessus. Nous sommes face à des dizaines de personnes entrelacées et on ne sait pas si des terroristes se cachent parmi elles. La crainte, c’est que la fusillade reprenne. Nous progressons dans la salle, au milieu des râles et des appels à l’aide. Mais nous, nous ne pouvons pas les secourir, et c’est extrêmement difficile à supporter. Nous devons localiser et neutraliser la menace.

Corinne : Avec mes collègues du 2e DPJ, nous entrons dans le Bataclan après l’intervention de la BRI. Les blessés ont tous été évacués. Restent les morts, par dizaines. Et toujours ces téléphones qui n’arrêtent pas de sonner. Avant d’entrer, j’ai croisé un collègue de la BRI, un ancien de mon service qui m’a dit : « Tu es habituée à voir des morts, mais accroche-toi, ça va être très dur. » Plus que ses mots, c’est sa voix et son teint blême qui m’ont marquée.

Et nous avions aussi le retour de nos collègues qui avaient déjà commencé les constatations sur les terrasses. À ce moment-là, on a le traumatisme du carnage sans l’avoir vu, pendant plusieurs heures. Nous sommes sur place à 1 h 15 et on ne commence les constatations qu’à 5 h 15. Et quand on commence, on doit se mettre dans la peau des victimes, sans en être nous-mêmes. Ça nécessite une sensibilité particulière mais aussi une sorte d’armure émotionnelle invisible, inconsciente face à l’ampleur de l’horreur.

Le commissaire divisionnaire Christophe Molmy, dans les locaux du « 36 », le 19 novembre 2015 © AFP – Kenzo Tribouillard

Vos interventions à chacun se font dans un contexte hors norme, comment vous organisez-vous ?

Jay : On comprend qu’il y a au moins deux terroristes qui sont partis sur le côté gauche au premier niveau, côté balcon. On ne connaît pas spécialement les lieux, on est 12, on comprend qu’il y a des armes de guerre et de l’explosif. Et c’est tout. On arrive sur une porte au bout du balcon gauche. Je vais pour l’ouvrir mais un collègue me dit qu’il y a un chargeur de kalachnikov à mes pieds. Un otage nous crie de reculer. Et une autre voix lance : « Vous reculez sinon je tue tout le monde. » C’est notre premier contact avec les terroristes.

Quand il est acté que la négociation n’aboutit pas, il faut planifier l’assaut. Les options sont très limitées. C’est une action très offensive, risquée, et en même temps nous n’avons pas beaucoup de choix, c’est un couloir sans échappatoire, il y a des otages, des armes de guerre, de l’explosif. On ne sait pas combien il y a d’otages, ni comment ils sont positionnés. À 0 h 18, l’assaut commence.

Corinne : La salle du Bataclan a été divisée en dix zones par un chef de groupe de la Brigade criminelle. Toute la direction de la police judiciaire était mobilisée. Moi, j’ai eu la zone C avec trois de mes collègues. C’est toute l’entrée, le sas et toute la partie droite jusqu’à la balustrade. On avait 33 corps à prendre en charge, dont le torse d’un des terroristes. On devait répertorier toutes les douilles, les boulons, les indices. Il fallait décrire les corps, les blessures et surtout identifier les victimes. On est soulagés parce qu’on a fait aucune erreur dans notre zone, c’était une crainte oppressante. Si jamais on avait un doute, on déclarait la victime sous X le temps de pouvoir déterminer son identité.

Je me souviens de ces deux femmes enlacées, une mère et sa fille. Je me suis demandé si elles s’étaient prises dans les bras avant les tirs ou après avoir été touchées. J’ai trouvé un gilet taille 5 ans à capuche, mon fils avait exactement le même. Ça m’a obsédée pendant plusieurs jours parce qu’on n’avait pas trouvé d’enfant. J’ai su bien plus tard qu’il avait été sauvé par la BAC (brigade anticriminalité) et que c’était l’enfant de la plus jeune des deux femmes, et donc le petit-fils de la plus âgée.

« Ce qui m’a marquée, c’est la jeunesse des victimes et leurs postures pétrifiées. Un de mes collègues parlait aux corps. On l’a laissé faire. Chacun surmontait cela comme il pouvait.
Corinne, cheffe de groupe criminel au 2e DPJ (District de police judiciaire) en 2015″

Comment tenez-vous le coup, Corinne, plusieurs heures au cœur de ce charnier ?

Corinne : C’est étouffant. On a une combinaison, un masque et il y a cette odeur de sang intense. Nous avons été obligés de sortir une minute ou deux après le travail d’identification. Nous sommes restés 12 heures dans la salle. Ce qui m’a marquée, c’est la jeunesse des victimes et leurs postures pétrifiées. Un de mes collègues parlait aux corps. On l’a laissé faire.

Chacun surmontait cela comme il pouvait. Il avait déjà fait les constatations à Charlie Hebdo pendant les attentats de janvier et il a absolument voulu s’occuper du tronc du terroriste qui était sur notre zone. Nous, nous avons eu besoin à la fin d’aller voir les corps des terroristes. Pas par voyeurisme mais pour mettre une image sur les auteurs, il fallait qu’on les visualise.

Jay, chef de groupe à la BRI. Il était dans la colonne Alpha qui a mené l’assaut final au Bataclan, le vendredi 13 novembre 2015. © Radio France – Sophie Parmentier

Jay, comment abordez-vous ce moment, celui où vous vous dites qu’il peut y avoir des blessés, des morts dans l’assaut ?

Jay : Nous réorganisons le groupe avec du matériel différent. On met des anciens, on choisit en fonction des compétences, de l’expérience, mais aussi de ce qu’on peut lire dans leurs yeux. On sait que certains ne reviendront peut-être pas. Moi, je me dis que je ne reviendrai peut-être pas.

C’est quelque chose que vous aviez déjà ressenti dans votre carrière ?

Non. Mais c’est la force du groupe qui fait qu’on y va aussi.

Et vous avez été à nouveau confronté à cette crainte depuis ?

Non.

Vous faites tous les deux, selon vos spécialités, référence à des scènes de guerre. Expliquez-nous…

Jay : Quand on lance l’assaut, un des terroristes nous vide son chargeur dessus, 26 cartouches à très faible distance. Un opérateur du groupe est touché à la main. On avance mètre par mètre. Très rapidement, le porte bouclier bascule et le premier de colonne se retrouve sans protection. Les otages viennent vers nous, on les tire pour les mettre hors du champ des coups de feu. Nos collègues derrière vérifient ensuite qu’ils n’ont pas été équipés de gilet explosif par les terroristes.

On lance des grenades assourdissantes, les terroristes reculent jusqu’à un escalier qui descend vers la scène. Nous nous rapprochons de la fin du couloir et nous ressentons un énorme souffle. L’un des deux s’est fait exploser, mais heureusement toute la fragmentation de son gilet part dans le mur. Nous neutralisons le second et nous découvrons qu’un otage était entre les deux, vivant heureusement.

Corinne : Mon père était militaire, mais il ne parlait que très peu de son métier. Quand il a su que j’étais au Bataclan, il m’a dit une phrase : « C’est moi qui aurais dû voir ça, pas toi. » Nous avons été confrontés à des blessures de guerre et surtout à un nombre de victimes incroyable. Nous policiers, nous avons été des soldats, nous avons été les mains des autorités face au terrorisme.

Le bouclier Ramsès, avec les 27 impacts des balles de kalashnikov, derrière lequel se sont protégés les hommes de la BRI au Bataclan © AFP – Martin Bureau

« En rentrant chez moi, je n’ai rien raconté à ma famille. Que dire ?
Jay, chef de groupe opérationnel à la BRI

Comment sortez-vous de cette intervention hors norme ?

Jay : On sort du Bataclan et on se rend compte de l’ampleur de l’événement. On s’assoit par terre et on voit arriver le président de la République [François Hollande] avec ses gardes du corps alors que rien n’est sécurisé. Quand on rentre à la BRI, au 36 Quai des Orfèvres, on tombe sur les impliqués, ceux qui n’ont pas été blessés.

Là, on aurait dû faire un « defusing ». C’est une méthode de prise en charge quand vous venez de vivre un traumatisme psychique, ça doit se faire très vite après le choc. C’est quelque chose qui permet de mieux se reconstruire. En rentrant chez moi, je n’ai rien raconté à ma famille. Que dire ?

Corinne : Tant qu’on était dans les auditions des victimes et des familles, jusqu’en janvier-février, ç’a été compliqué d’avancer. On a beaucoup parlé dans notre groupe crim, sans que cela soit programmé, sans qu’il y ait un débrief formel. Quinze jours après les attentats, on a eu une rencontre avec de jeunes psychologues mais ça n’a pas fonctionné. Peut-être étaient-ils trop jeunes. Après les attaques, mon fils a trouvé que j’étais en hypervigilance tout le temps.

Vous avez souhaité insister sur le fait que vous n’êtes pas des victimes. Pourquoi acceptez-vous de témoigner aujourd’hui ?

Jay : Je témoigne parce que je trouve que ça fait partie du travail, la transmission. Et c’est important d’expliquer aux gens et aux victimes ce qu’on a fait, pourquoi on l’a fait, comment on l’a fait. Il me tient à cœur aussi de transmettre aux jeunes, à la nouvelle génération, de l’unité.

Corinne : On ne peut pas comparer ce qu’on a vécu au trauma qu’ont eu les victimes. En revanche, avoir vu, ça a créé un lien avec les victimes et les familles, qui avaient besoin de parler avec des gens qui avaient vu. Je partage la nécessité de transmission dont parle Jay. J’accepte aussi de raconter aujourd’hui parce que je souhaite expliquer la finalité des constatations, qui sont un rouage essentiel. C’est l’un d’entre nous qui a retrouvé le portable des terroristes dans une poubelle près du Bataclan.

« Quand j’entre, je ne vois pas une scène de crime, je vois un génocide. […] Mais là, le mobile c’est nous, c’est la France. Ceux qui sont dans le Bataclan, c’est nous.
Corinne, cheffe de groupe criminelle au 2e DPJ (District de police judiciaire) en 2015

Après la neutralisation des terroristes du 13 Novembre, le poids du terrorisme a continué à peser sur nos épaules…

Jay : Dès le samedi matin, on nous envoie sur une des voitures des commandos. Le mardi, nouvel appel en catastrophe à 5 heures du matin. On part donner un coup de main au Raid qui intervient pour neutraliser le reste des terroristes rue du Corbillon à Saint-Denis. On s’occupe de l’appartement du logeur, Jawad Bendaoud. Lui, il est tranquillement en train de faire une interview sur une chaîne d’infos de l’autre côté de la rue. C’est lunaire.

Dans les semaines qui ont suivi, la menace terroriste est restée très forte, puisque la base arrière de la cellule terroriste n’avait pas été neutralisée en Belgique. Et on a dû faire un paquet d’interventions sur des radicalisés. On devait réussir à switcher d’une arrestation de voyous du quotidien à 6 heures du matin à des interpellations d’islamistes, voire de terroristes, alors qu’on était dans un état d’hypertension.

Corinne : Après le travail dans la salle du Bataclan, nous sommes rentrés au service taper les constatations, inventorier les vêtements, les téléphones. Ils continuaient à sonner et on ne pouvait pas répondre, c’était oppressant.

Ensuite il y a eu toutes les auditions, pendant des semaines, des rescapés et des familles des victimes. Les familles venaient chercher de l’humain et ça les réconfortait de parler avec des policiers qui étaient allés à l’intérieur de la salle de concert. C’est lors de ces rencontres que nous leur remettions les effets personnels des victimes. Je me souviens d’un homme qui voulait absolument parler au policier qui s’était occupé du corps de sa femme, pour savoir si elle avait souffert. Mon collègue a accepté, par empathie et parce qu’il était conscient de l’importance de cette réponse pour la reconstruction.

Titi, opérateur à la BRI, spécialiste de la varappe. Il pose à côté d’un des énormes boucliers sur roulettes de la mythique brigade anti-gang. © Radio France – Sophie Parmentier

Qu’est-ce qui fait que le 13 Novembre n’a pas résonné en vous comme les attentats de janvier 2015 ?

Corinne : Les attentats de janvier nous ont aussi beaucoup marqués, nous y sommes intervenus. Mais là, tout le monde pouvait faire un transfert. Quand j’entre dans le Bataclan, je ne vois pas une scène de crime, je vois un génocide. La différence avec les scènes de crime que je connais, c’est que le mobile n’est pas le même. Au quotidien, on voit de la jalousie, le motif crapuleux, l’œuvre d’un psychopathe. Mais là, le mobile c’est nous, c’est la France. Ceux qui sont dans le Bataclan, c’est nous. Habituellement sur une scène de crime, on se dissocie de la victime alors que là, on s’est tous sentis attaqués. »

Source : Lepoint.fr – article écrit le 13 novembre 2025 par Sandra Buisson
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