Pour la première fois, un membre des forces spéciales françaises brise le silence.

« Un commando des Forces spéciales, c’est comme un couteau suisse : un seul et même instrument avec une palette de savoir-faire ; suivant les besoins, tu déplies un ou plusieurs de tes outils. Mes missions sont classées secret-défense, mais j’ai, par exemple, évacué des ressortissants, et je suis qualifié pour le sauvetage et l’extraction de pilotes éjectés en montagne, en milieu  équatorial… Je saute en parachute jusqu’à 7 600 mètres sous oxygène. C’est un travail pointu, très technique. Sauter de nuit à 30 kilomètres d’un objectif  et y atterrir en équipe demande une grande maîtrise de soi.

Mon premier départ date de la Yougoslavie. On évacuait des blessés civils, j’ai vu de très grands brûlés. Mais j’avais du recul, la sensation d’aider les gens. Au Rwanda, on arrivait après des batailles rangées à la machette. On est passé par Goma, où s’entassait dans un camp un million de personnes en train de mourir du choléra ou autre. Les morts, le sang… j’ai vu tout ça. Je n’ai jamais eu de rêves morbides. Ce n’est pas parce que je n’avais pas d’états d’âme, mais, pris dans mon travail, je n’étais pas traumatisé par ce que mes yeux voyaient. De nature, je suis, disons, rustique. Blindé. Avant que des choses me troublent, il faut y aller.

«J’ai passé six mois en Afghanistan, 24 heures sur 24 sur mes gardes. Sans imaginer l’usure psychique»

Je suis parti en Afghanistan en 2005. A l’époque, il n’y avait que des Forces spéciales sur le terrain. Là-bas, on vit à fond, sur un qui-vive permanent. Sur le plan physique, on supporte. Je n’avais pas imaginé en revanche le poids de l’usure psychique. On sollicite en permanence son cerveau pour être toujours en alerte. Je fais un métier où je côtoie la mort. J’ai passé près de six mois en Afghanistan. Non-stop. Vingt-quatre heures sur 24 sur mes gardes. Ça génère une érosion.

On rentrait d’une mission un peu spécifique. Pour ­atteindre le camp, on devait passer par un oued. Et, d’un seul coup, boum ! tu n’as plus de son, plus d’image. Quand ça explose, tu perds tes sens. Le seul truc que tu ne perds pas, si tu n’es pas mort sur le coup, c’est ton cerveau. Il fonctionnait, mais j’étais envahi d’une étrange sensation : j’avais l’impression que mon esprit et mon corps étaient dissociés. Cela m’a demandé un effort de sortir de ce temps qui s’était arrêté, de reprendre possession  de mon corps, de me mettre à l’abri. Ma dissociation vient de là. C’est très violent car le cerveau ne peut pas accepter de ne plus être dans un corps. Le lendemain, j’étais à nouveau sur la route. Sans appréhension. Je suis resté encore deux mois et demi en Afghanistan.

De retour en France, j’ai eu mon premier flash-back dans le train. J’ai reproduit la dissociation entre mon corps et mon cerveau. Je n’étais pas mort, mais je ne faisais plus partie du monde des vivants. Jamais je n’aurais pensé que ça allait se répéter des centaines de fois. Je suis resté six ans sans en parler. Je n’avais jamais eu d’information sur le stress post-traumatique. C’était terrible de ne pas savoir ce que j’avais. J’avais peur d’être fou. Dans mon métier, la ­défaillance ne se dit pas. Chaque fois que j’avais un flash, je pensais être capable de passer à autre chose. Longtemps j’ai réussi à avancer. Je suis même retourné en mission en Afghanistan en 2011. Je pensais y retrouver mon âme. A mon retour en France, rien n’avait changé. C’est devenu insupportable. J’avais une petite bombe en moi que je ne pouvais plus contenir. J’attendais le flash comme une fatalité, en me disant qu’une fois passé, j’allais avoir un peu de répit. Jusqu’au jour où, entre deux flashs, je ne pensais plus qu’à ça. Désormais, je vis dans l’angoisse qu’il se déclenche. Je ne vis plus.

«Je vis dans l’angoisse car les flashs peuvent me tomber dessus à tout moment»Mon travail m’a appris à dominer l’appréhension. Mais là, ce n’est pas de la peur, c’est de la terreur. Ça fige, ça ­détruit, ça creuse un peu plus à chaque fois. Ça m’accapare. Ça me bouffe la vie, je vis dans l’angoisse, car ces flashs peuvent me tomber dessus à tout moment. Dans mon cas, cela se conjugue avec de l’hypervigilance, un état de qui-vive permanent. En mission, ça peut sauver la vie, mais ici, ça détruit. Le syndrome post-traumatique me conduit à une solitude extrême. Je ne dors presque plus, je perds la notion du temps, je suis décalé. A 3 heures du matin, quand je ne dors toujours pas, je m’abreuve sur Internet des vidéos les plus insupportables, des exécutions, des lapidations, des immolations, des pendaisons… Pourquoi ? Pour m’humaniser. Avec l’espoir que voir le mal va me toucher, me rendre vivant. Mais ensuite, quand je suis trop fatigué, les flashs sont plus fréquents ou plus ­intenses. J’ai l’impression que ça creuse en moi un vide. Ça m’enlève ma vitalité. Je peux donner le change mais, dans ma tête, je n’ai pas de vie.
Même en famille, je n’avais plus de joie. Je n’étais pas souvent à la maison, toujours en mission. Quand j’arrivais pour le week-end, j’étais défait par le flash survenu pendant le trajet en train. En rentrant chez moi, j’avais besoin de m’isoler, je n’étais pas en forme. Ça a mis vite le bordel. Ma femme avait l’impression que je ne m’intéressais pas à elle. Comme j’étais souvent en hypervigilance, je dormais tellement peu qu’il me fallait de l’énergie, donc je mangeais énormément, je pouvais prendre 5 kilos en une semaine. Du coup, chez moi, je ne me mettais pas à table avec les miens. Je restais souvent vautré dans le canapé. C’était juste ignoble pour eux. Je ne communiquais plus. Quand on recevait à dîner, je me sentais en décalage.
Je m’occupais des tâches ménagères, je faisais les courses, la cuisine. Mais ça ne faisait pas de moi un bon mari. Je ne donnais pas l’essentiel. Je ne donnais pas d’amour aux miens. Ma famille ne me reconnaissait plus, et je ne m’en rendais pas compte. Au bout de quatre ans, j’étais devenu infect. J’étais incapable de proposer des activités. Je ne voulais plus rien faire parce que j’avais peur que cela m’expose à des flashs. Et de ces explosions intérieures, je n’en avais jamais parlé. J’ai divorcé en 2010.
Je ne peux plus prendre les transports. Pourtant, il le faut bien. Pour aller à l’hôpital militaire de Percy voir ma psy, c’est 700 kilomètres aller-retour. Je trouve des parades, mais qui ne marchent qu’un temps. Au volant, je peux être irritable, ne plus supporter les petites incivilités jusqu’à ­exploser. Je n’arrive plus à trouver mon ancrage dans le monde réel. Une journée normale, c’est une journée vide. Je m’isole, je ne sors plus. En début d’année, ma fille a été absente une semaine de l’école, il fallait que j’aille chercher les devoirs chez les uns et les autres. Je ne pouvais pas. Prendre un itinéraire non reconnu provoque un flash.
Je cherche un métier, c’est ma seule issue possible. Ça va me donner des contraintes, des impératifs. Je ne peux plus être soldat. J’avais des flashs au roulage dans l’avion avant de sauter en parachute. J’ai dû arrêter. Le stress post-traumatique me fait perdre le contrôle. Aujourd’hui, je ne suis pas en mesure de rendre quelqu’un heureux. J’ai restreint mon espace vital. Heureusement, j’ai encore quelques amis, dont mon voisin Joël, qui m’accompagne à la gare pour m’éviter le taxi, trop traumatisant.
 
«J’ai passé des journées prostré dans mon garage, à pleurer»

Je n’ai pas encore accepté mon état. Même quand j’ai été pris en charge, je n’avais pas les mots pour l’expliquer à mes enfants. Je leur disais en souriant : “Papa va chez les toc toc.” Cet été, après deux mois d’hospitalisation, je suis rentré chez moi. C’était la première fois que je me retrouvais comme ça, seul, si longtemps en arrêt maladie. Ça s’est très mal passé. Un an après avoir fait la demande, j’ai reçu le papier officiel pour ma pension militaire d’invalidité. L’expert civil – un pédopsychiatre incompétent en pathologie de guerre – a ­désavoué les psychiatres militaires en sous-évaluant largement mon traumatisme. Cette absence de ­reconnaissance a provoqué chez moi ce que les psys appellent une “seconde blessure”. J’ai arrêté mon traitement. Je ne dormais plus que 2 heures par nuit, j’avais des flash, j’étais en hypervigilance, je n’en pouvais plus. J’ai passé des journées prostré dans mon garage, à pleurer. J’avais mes enfants, je ne pouvais rien faire avec eux. Je n’ai pensé qu’à deux choses : me venger du  ­médecin qui m’avait si mal expertisé et trouver une forme de délivrance.

J’espère ne jamais être lassé de vivre au point de vouloir en finir. J’ai mes avertisseurs, je sais à peu près comment ça fonctionne, si ça ne va pas, si je vais trop loin. Mais je sais aussi qu’en 2008 j’ai écrit une lettre d’adieu. A mes enfants. J’étais dans un moment de désarroi. En la relisant, je me suis rendu compte de ce que je faisais. Je les aime trop pour leur faire ça. Cette lettre, je la garde toujours sur moi. Comme un garde-fou. J’ai l’impression d’être obligé de me cogner une vie pour rien. Rien ne me touche, sauf les émotions fortes.

«Que fait-on pour aider nos soldats blessés?»

J’ai été hospitalisé deux fois. Trois mois et demi en tout. Je suis sorti début novembre. L’hôpital, c’était mon ­sanctuaire. Mais j’étais tellement épuisé que j’ai eu un flash là-bas aussi. J’ai compris que je ne serais en paix nulle part. Moi qui n’ai jamais connu la peur, là, à 40 ans, quand je sais que je dois prendre les transports, je ne dors pas la veille, j’ai mal au ventre dès 6 heures du matin, je ne peux rien avaler. Et j’attends les flashs. Et quand ça m’arrive, je suis en boule dans mon garage, terrifié. Ce n’est pas de la peur, c’est de la terreur.

Aujourd’hui, je me couche à 3 heures, je me lève en moyenne à 9 heures, j’arrive à tenir mes six heures de sommeil. Je m’occupe un peu, j’entretiens la maison. Parfois, je vais courir une demi-heure, parfois, je marche 5 à 6 kilomètres. Le reste du temps, je cherche un emploi. Chuter sous oxygène, effectuer des guidages dans des lieux inaccessibles pour des frappes aériennes et poser des avions de transport sur des terrains sommaires, ce genre de métier n’existe pas dans le civil. Je maniais autrefois du matériel valant des millions d’euros, maintenant je suis prêt à tenir un balai. Mais je ne trouve rien. Pourtant, j’ai postulé à des dizaines d’emplois. Sans succès. Je cherche dans la fonction territoriale. Je vais mieux. Je sais que je peux travailler, désormais les flashs ne surviennent plus que dans les transports. On m’avait dit que l’armée s’occuperait de ma reconversion. Je me suis payé une formation…

La question que je me pose est : que fait-on pour aider nos soldats blessés ? Nous ne sommes officiellement que mille blessés physiques ou psychiques. On est à un tournant de la guerre en Afghanistan. C’est le désengagement. Dans les commandos, on se battait pour aller en mission. Désengager les troupes, ce n’est pas mettre les gens dans un avion et les rapatrier sur le sol français. S’ils ne veulent pas louper le désengagement, ils ont des engagements à tenir. J’ai rempli mes devoirs toute ma vie envers l’Etat et j’entends les responsables politiques m’assurer que l’Etat a aujourd’hui un devoir envers moi, qu’il m’est “redevable”…

Mais ce ne sont que des mots ».”

 
Source : Paris Match  – article écrit le 01 décembre 2012 par Caroline

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