« « Dans l’intérêt général, il faudrait effacer le nom des terroristes, pour empêcher l’émulation? » Psychologue chargé de soutenir les négociateurs du Raid pendant leurs opérations, Christophe Baroche livre son analyse à   l’heure du terrorisme multi-site et des attaques kamikazes.

 

Christophe Baroche a passé 16 ans au coeur de l’action. C’est beaucoup pour un psychologue, qu’on imaginerait plus volontiers à   l’abri dans son cabinet qu’aux premières loges, juste derrière les commandos d’élite du Raid. A l’heure de changer d’affectation au sein de la police, il a décidé de consigner dans un livre les ficelles de son métier. Profession qu’il a peu ou prou inventée au sein de l’unité « Recherche Assistance, Intervention, Dissuasion », les fameux « ninjas » cagoulés de noir de la police, qui sont notamment intervenus dans la nuit du 13 novembre au Bataclan, puis cinq jours plus tard à   Saint-Denis où ils ont abattu Abdelhamid Abaaoud, coordinateur de la pire vague d’attentats de l’histoire de France. 

 

Le rôle de Baroche est justement d’éviter cette confrontation, en épaulant la négociation. Si le contact avec les forcenés reste la prérogative d’un policier, le psychologue à   ses côtés écoute la conversation téléphonique et analyse le profil psychologique de l’adversaire du moment, pour suggérer des réponses en temps réel. D’où le nom que Baroche a inventé pour décrire son métier, et pris pour titre de son livre : « Le Souffleur ». Comme ces fidèles assistants des acteurs de théâtre, cachés dans les coulisses, prêts à   lancer une phrase au premier rôle.

Contrairement aux images sanglantes de l’assaut de Saint-Denis, les opérations du Raid se résolvent pacifiquement dans leur immense majorité. Sur quelque 250 opérations auxquelles Baroche a participé, 240 se sont résolues sans blessure, explique-t-il. Et dans plus des trois-quarts des cas, tout se conclut par une reddition. Preuve que le dialogue et une dose d’empathie permettent bien souvent d’éviter le pire. Un éclairage riche d’enseignements pour réfléchir aux défis du nouveau terrorisme perpétré par Daech en Europe.

Paris Match : Votre ouvrage analyse les différents types de forcenés et décrit la manière d’y faire face. Mais cette grille de lecture fonctionne-t-elle encore face à   des djihadistes décidés à   mourir et refusant par principe toute négociation ?   

Christophe Baroche : Oui, parce qu’un forcené djihadiste rentre dans les mêmes catégories mentales que n’importe quel autre. C’est quelqu’un en souffrance, de pas très équilibré. Daech aimerait nous empêcher de comprendre ces hommes, d’en faire un phénomène incommensurable, mais en fait il faut bien saisir qu’un djihadiste qui passe à   l’action en France, que ce soit les armes à   la main ou avec une ceinture d’explosifs, c’est avant tout quelqu’un dans une démarche de suicidaire. Il n’y a pas de vraie différence psychique entre lui et quelqu’un debout sur son balcon, qui menace de sauter. Dans les deux cas, c’est une personne qui s’est enfermée dans une logique sans issue. L’objectif du négociateur, du Raid ou des pompiers, c’est d’empêcher que la personne se jette dans le vide, en lui faisant réaliser qu’il-y-a d’autres alternatives.

 

Paris Match : Mais en pratique, est-ce possible ? 

C.B. : Bien sûr que c’est possible. L’occurrence ne s’est pas encore présentée en France. Mais les Israéliens, par exemple, y sont parvenus des dizaines de fois avec des hommes prêts à   se faire exploser, le doigt sur le détonateur. Dans ce cas, l’enjeu pour le négociateur c’est de trouver un angle qui permette d’accéder à   l’humain, sous la carapace. Les terroristes ne sont pas tous enfermés dans une espèce de citadelle imprenable. Bien souvent, ils sont friables. Par contre, il y a clairement une difficulté supplémentaire avec les recrues de Daech. Elle vient du fait que le kamikaze n’est pas seulement engagé vis à   vis de lui-même, comme le suicidaire sur son balcon. Il s’est aussi engagé vis-à  -vis d’un groupe. De ce point de vue là  , le mécanisme mental ressemble à   celui d’une secte suicidaire. A moyen terme, si nous voulons éviter les attentats, il va donc falloir « dégonfler » la construction sectaire du groupe.

 
 

Paris Match : Comment pensez-vous que Daech parvient à   « retourner » ses recrues européennes pour en faire si facilement des candidats au suicide ?  Comment de jeunes très hédonistes, souvent des voyous vivant dans l’ultra-consommation, la drogue etc. décident-ils soudain de mourir ? Ainsi les frères El Bakraoui, deux vrais bandits, qui se sont fait sauter en Belgique. 

C.B. : C’est évidemment l’aspect sectaire qui entre en jeu. La plupart des recrues de Daech qui passent à   l’acte en Europe ont un profil psychologique assez similaire. Des post-ados en quête d’identité, d’une place dans la société qu’ils estiment qu’on leur refuse. Sur le fond, ce sont réellement des paumés, même si Daech aimerait nous faire croire le contraire. Drogue, ultra-consommation, petite criminalité, mais aussi – souvent- une sexualité trouble : les cadres de Daech exploitent justement ces failles de la personnalité. Les recruteurs viennent proposer à   ces cibles une idéologie complète, expliquant les injustices sociales dont ils s’estiment victimes et justifiant leur propre rejet de la société française. C’est une idéologie qui lave les souillures, donne un sens à   leur vie par le combat, et surtout par la mort. Car c’est en mourant que les apprentis djihadistes vont soudain trouver leur place sur terre. Daech propose donc à   ces jeunes, à   la recherche perpétuelle de sensations, jamais satisfaits de rien, une ultime sensation forte : se faire péter ! Sensation d’autant plus désirable qu’elle a le mérite de perpétuer une fuite en avant, car une fois mort, on ne va pas en prison et on n’a plus de comptes à   rendre.
 
 

P.M. : Mais pourquoi commettre des attentats en Europe, plutôt que de simplement rallier Daech en Syrie ? 

C.B. : C’est toute l’ironie. Comme ces jeunes hommes viennent de la criminalité ils font de bonnes recrues, qui savent déjà   se servir d’une arme, ne craignent pas la violence etc. Daech les appâte avec le « califat », une sorte de « terre promise » idéalisée. Mais en pratique l’EI n’a aucune envie de cohabiter avec eux. Les envoyer se faire sauter en Europe remplit un objectif politique de terreur, mais c’est aussi un moyen de s’en débarrasser. ça évite aux « émirs » d’avoir des rivaux sur place, des héros encombrants. Et surtout, ça évite de peupler le califat idéal de voyous dont ils ne veulent pas vraiment. Ces jeunes se sentent rejetés en Europe, mais ils le sont encore plus en Syrie et en Irak. Notre rôle, c’est de leur faire comprendre qu’on leur ment sur toute la ligne quand on leur fait croire qu’ils vont devenir des héros.

P.M. : Comment contrer cette propagande ? 

C.B. : En leur faisant justement comprendre qu’il s’agit d’une propagande et qu’ils ne sont que de la chair à   canon. Les chefs djihadistes veulent des « héros » morts pour qu’ils aient force d’exemple, c’est ce qui génère des émules. Et nous, ça anesthésie notre façon de penser occidentale, parce de notre point de vue quelqu’un qui souhaite la mort est incompréhensible. Pour contrer cette propagande, il-y-a une mesure qui serait très efficace.
Ce serait de ne plus répéter en boucle le nom des terroristes et de montrer leur image à   tout bout de champ dans les médias. Par exemple celui de Toulouse en 2012, que je ne nommerai pas : il finit par être beaucoup plus connu que les soldats et les enfants d’une école juive qu’il a assassinés ! Or, cette célébrité est justement ce qu’il recherchait. Son modèle était Jacques Mesrine, sur lequel nous avons retrouvé des ouvrages dans son appartement, après que le Raid l’a abattu.
En fait, ces voyou-kamikazes sont dans une logique erostratique. Le terme fait référence à   Erostrate : un raté, sous l’Antiquité, qui s’est dit que sa seule manière de devenir célèbre serait de détruire quelque chose. Alors il a mis le feu au temple d’Aphrodite à   Ephèse, l’une des sept merveilles du monde antique. Les Ephésiens ont interdit qu’on prononce son nom, mais au final, il a réussi son coup puisqu’on s’en souvient encore de lui aujourd’hui.
Les djihadistes européens sont précisément dans cette logique. Ils cherchent la célébrité par procuration, à   devenir connus grâce à   ceux qu’ils tuent. C’est une sorte de narcissisme de la violence, comme une excroissance de la société du spectacle. Il faudrait donc s’appliquer à   ne pas glorifier ces djihadistes en répétant leur nom en boucle. Les médias télé, radio et Internet, devraient éviter de les rendre célèbres. Si leur nom était tu, si leur visage n’était plus visible sur le web, ils seraient oubliés. Ou du moins, ils ne pourraient plus devenir des héros aux yeux de certains, et donc secréter des émules. Peut-être est-ce un v?ux pieux, mais je suis convaincu que ce serait extrêmement efficace si tous les médias jouaient le jeu.  »
 
 
Source : Paris Match – article écrit le 11 avril 2016

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