Christophe Caupenne était négociateur au sein de l’unité d’élite du Raid. Dans les situations désespérées, il était appelé pour négocier avec les profils les plus torturés, percer les cloisons mentales les plus hermétiques. Il a par ailleurs travaillé sur les questions de radicalisation avec la chercheuse Dounia Bouzar. En s’appuyant sur les premiers éléments de l’enquête et son expérience de terrain, il décrypte pour “Marianne” le profil de Yassin Salhi.
 
 
Marianne : Yassin Salhi était connu des services de renseignement pour sa proximité avec les mouvements salafistes. Il a, d’après le procureur de Paris, agi seul, laissé derrière lui un corps décapité, la tête accrochée à un grillage, entourée de deux drapeaux islamiques. Qu’est-ce que ça dit de son profil ?
Christophe Caupenne : En règle générale, dans des profils comme celui-ci, on a au départ un phénomène de radicalisation lié à une influence salafiste. Mais a priori, le suspect ne s’est pas radicalisé davantage. C’est ce qu’on appelle une « radicalisation à feu doux », parce que, de manière fantasmée, il voulait agir. Il a très certainement fait un serment, celui de s’investir, de servir la cause. Mais il n’avait pas trouvé ce moment particulier qu’on nomme « l’élément précurseur » en criminologie, qui va engager le passage à l’acte.
Dans le cas présent, le suspect pouvait donc apparaître comme quelqu’un de normal. Mais un élément insupportable pour lui a dû se produire, qui a réveillé sa colère et sa haine. De manière extrêmement surprenante, c’est un processus soudain d’inflammation psychique qui survient. C’est une véritable impasse cognitive. Dès ce moment-là, il y a un passage à l’acte, ultraviolent, sur une cible déterminée ou désignée à l’avance. Ici, l’élément déclencheur — on attend que l’enquête le confirme — pourrait être un conflit avec son patron, l’homme qui a été décapité. Un tel réveil de sa radicalité peut être amené par quelque chose d’aussi basique. Ça reste fantasmé pendant un temps, intégré à son psychisme, il a  des résistances, se dit que c’est mal et puis, un jour, quelque chose ne va plus et ça devient le moment pour ses démons de se réveiller.
 
Contrairement aux frères Kouachi, Yassin Salhi, 35 ans, n’avait pas de casier judiciaire. Il disposait d’un emploi au moins depuis quelques mois dans cette entreprise de livraison, avait une femme, trois enfants. Ça n’est pas vraiment ce que l’on imagine être le terreau idéal pour un terroriste…
En fait, ce genre de choses n’a rien à voir. Vous savez, on fonctionne beaucoup avec nos préjugés. Il faut faire attention. On s’est construit une image mentale de ce que sont les terroristes au travers de deux-trois exemples comme Merah, les frères Kouachi, Coulibali, etc. Mais la très grande majorité des gens qui se sont radicalisés, qui sont mis sous surveillance pour s’être approchés de la sphère salafiste, sont des gens qui sont socialement intégrés — des étudiants en chimie, en informatique, des gens qui demain vont se marier, avoir des enfants. Ce sont des gens qui paraissent « normaux ».
 
Le mode d’action, lui, est surprenant. Il connaissait les employés de l’usine de produits chimiques, il connaissait son patron. Ça ne paraît pas très habituel d’avoir pour cibles des gens que l’on côtoie au quotidien ?
Écartonsmomentanément la radicalité du suspect. Sur l’acte criminel en lui même, à partir de l’instant où il y a un pétage de plomb, l’individu entre dans un processus criminel. Très souvent, c’est par un phénomène de débordement émotionnel que ça opère : il y a quelque chose qui le scandalise, qui le rend fou furieux, il va tuer l’objet de sa haine. Puisque c’est un salafiste, il faut qu’il donne du sens à cette haine. Ce meurtre en devient symbolique, quasi rituel. On voit bien que c’est une importation, ni plus ni moins, du mode opératoire symbolique de Daech.
 
 
Au micro de Europe 1,  la femme du terroriste présumé a déclaré qu’elle tombait des nues. Est-ce possible qu’un processus de radicalisation opère de façon aussi discrète, au point que sa propre compagne l’ignore ?
Je ne pense pas que sa femme l’ignorait, mais elle n’en percevait certainement pas la gravité. C’est délicat et dangereux de supputer pour l’instant. Mais retenons qu’elle sait que son mari a des idées favorables au mouvement salafiste. Elle le sait forcément, on ne peut pas ignorer ce genre de choses quand on vit avec quelqu’un. Son mari avait probablement fantasmé un passage à l’acte. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’il s’en va sur un site classé Seveso. En lui-même, l’acte est mal préparé. Qu’est ce qu’il imaginait ? Qu’il allait percuter comme ça des bonbonnes de gaz avec son fourgon et que tout allait sauter ? C’est stupide. En revanche, c’est une cible désignée. Et ce n’est pas anodin. Ce n’est pas commun de s’en prendre à un site industriel. C’est plus fréquent à l’étranger. Ce qui en fait, une nouvelle fois, un attentat d’importation.
 
 
Les services renseignement détenaient une fiche « S » à son nom, ce qui signifie qu’il avait été catégorisé comme une menace potentielle à la sécurité de l’Etat. Pourquoi n’était-il plus dans les radars des renseignements ?
Quand quelqu’un attire ainsi l’attention des services de sécurité, on vérifie pendant un laps de temps si cette personne se radicalise davantage ou, au contraire, s’apaise. Tant qu’il n’y a pas d’indices manifestes d’aggravation de la radicalisation, il reste sous surveillance pendant le temps jugé utile. A partir du moment ou il n’y a plus d’indices, il n’y a pas de raisons de mobiliser plus longtemps des moyens techniques et humains. Ce sont des choses qui coûtent à l’Etat, alors qu’il y a beaucoup de cibles potentielles. La personne reste néanmoins fichée. Tant qu’elle ne manifeste pas de projets ou d’intentions particulières, la surveillance ne reprend pas. On ne va pas surveiller les gens pour rien.”
 
 
Source : Marianne.fr – article écrit le 26 juin 2015 par Paul Conge

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